Environs de Boston, États-Unis, juillet 2008

Au volant de sa Chevrolet de location, Diane Silver abandonna l’Interstate 2 pour se diriger vers Athol et emprunta ensuite les petites routes, bordées de noisetiers et de pommiers, guidée par son GPS.

La propriété de Rupert Teelaney Jr. n’était indiquée nulle part, et il avait exigé qu’elle soit retirée des plans aériens consultables sur Internet.

Toutefois, maître Devernois-Klyne avait précisé qu’elle tomberait sur un interminable mur d’enceinte haut de deux mètres cinquante, surmonté d’une rébarbative dentelle de barbelés, et qu’elle n’aurait qu’à le suivre jusqu’à la grille d’entrée.

Elle parvint à destination avec cinq minutes d’avance, une fois n’était pas coutume. Elle avait le sentiment que les petites insolences dont elle était coutumière ne seraient pas de mise aujourd’hui. Elle avait pourtant freiné des quatre fers avant d’accepter cette invitation, en dépit de l’insistance autoritaire d’Edmond Casney Jr.

 

Trois jours auparavant, le standard de Quantico lui avait passé une communication. Diane s’était étonnée de la précipitation de la réceptionniste qui n’avait même pas demandé si Diane acceptait de répondre, ni décliné l’identité de l’appelant. La psychiatre avait vite compris la raison de cet empressement lorsqu’une voix grave, mâtinée d’une trace d’amusement, avait annoncé :

— Rupert Teelaney Jr. Désolé de vous déranger, docteur… Je crois que nous butons sur un obstacle. Je ne veux y voir qu’un malentendu né d’une explication… disons, maladroite de maître Charles Devernois-Klyne.

— Et s’il ne s’agissait pas d’un malentendu ? avait rétorqué Diane, sans s’embarrasser de formules de courtoisie.

— Que voulez-vous dire ? avait demandé la voix, moins assurée, moins légère.

— Et si j’avais parfaitement compris ce que souhaitait notre bon Charles, mais que vous me cassiez les pieds, vous et votre avocat de luxe ?

Un silence, puis :

— Ouh là, fort peu de gens se permettent ce genre de repartie avec moi.

— Sans blague ? Eh bien, savourez la nouveauté !

— Vous êtes d’une rare agressivité et…

— Monsieur Teelaney, j’ai dû supporter votre petit chien dressé durant des semaines et je vous avoue volontiers que la patience n’est pas une de mes vertus. Au demeurant, je possède fort peu de vertus. Tout ce temps, ledit petit chien a tenté de me rouler dans la farine. Et vous voudriez quoi ? Que je vous en sois éternellement reconnaissante ?

— D’accord ! Nous avons, en effet, un problème relationnel.

— Oh… j’adore les euphémismes ! avait-elle ironisé.

— Écoutez… tout d’abord, pardonnez-moi de vous avoir infligé une… collaboration avec Charles, dont, de toute évidence, vous ne vouliez pas…

Il avait marqué une courte pause. Diane avait attendu la suite avec méfiance, certaine qu’un Teelaney n’offrait ses excuses que fort rarement et qu’il cherchait ainsi à l’amadouer.

— Pourquoi ne pas nous rencontrer, déjeuner paisiblement, bref, faire connaissance ?

La voix calme, grave, avait aussitôt lâché :

— La réponse est non et elle n’est pas négociable. Adieu, monsieur Teelaney.

Elle avait raccroché sans lui laisser l’occasion de répondre.

 

La réaction du directeur du Bureau ne s’était pas fait attendre. La voix d’Edmond Casney Jr. tremblait de rage lorsqu’il l’avait appelée à peine une heure plus tard.

— Vous avez éconduit, avec une extrême grossièreté, M. Teelaney, docteur Silver !

Amusée sur le moment, Diane en avait déduit qu’il venait de se faire remonter les bretelles par son sénatorial beau-père. Son amusement avait été de courte durée.

— Non, c’est lui qui est grossier de se croire tout permis. Je ne suis pas à ses ordres.

La réponse avait cinglé :

— En revanche, vous êtes à ceux du Bureau, c’est-à-dire aux miens ! J’ai donc accepté pour vous l’invitation cordiale de M. Rupert Teelaney. Il souhaite le… privilège de votre présence au déjeuner. Vous aurez ensuite le temps de discuter ensemble d’une très généreuse dotation de formation qu’il se propose d’accorder à la Base.

Diane avait respiré profondément pour ne pas l’envoyer paître, pour le coup avec « une extrême grossièreté ». Sous l’effet de la rage, elle avait décidé de se faire porter pâle, de poser un lapin à Teelaney, ne serait-ce que pour marquer sa désapprobation. La colère s’était estompée, remplacée peu à peu par une vive curiosité. Teelaney était-il un de ces gosses de riches pour qui « non » n’est jamais une réponse acceptable, un capricieux trop gâté par la vie qui s’obstinait dès qu’il percevait la moindre résistance à son envie ? Au contraire, existait-il quelque chose de plus sérieux derrière son insistance ? Cette devinette avait fini par distraire Diane au point qu’elle avait pris la route, trois jours plus tard, avec une sorte d’impatience.

 

Elle enfonça la touche de l’interphone de la haute grille en fer forgé blanc. Aussitôt, l’œil de cyclope de la caméra de surveillance scellée en haut du pilier se braqua sur elle.

Une voix d’homme lui parvint :

— Vous êtes ?

— Dr Diane Silver. Je suis attendue par M. Teelaney. Rupert Teelaney.

La voix, plus affable, précisa :

— Vous pouvez remonter dans votre véhicule. On vient vous chercher.

Elle songea qu’elle était assez grande pour poursuivre son chemin jusqu’à la demeure, dont elle n’apercevait rien. Au fond, quelle importance ?

Elle rappela à son souvenir tout ce qu’elle avait pu glaner au sujet de l’homme qu’elle allait rencontrer. Peu de choses en vérité. Les réussites financières et industrielles des trois générations Teelaney remplissaient des pages d’Internet, leurs actions de bienfaisance également. En revanche, la vie privée du dernier rejeton de la prestigieuse lignée se résumait à quelques lignes. Un cursus universitaire un peu baroque dont il ressortait que le jeune Rupert avait été intéressé par la finance, bien sûr, mais également par la philosophie, la théologie et l’écologie. Aucune mention d’épouses, de maîtresses ou d’enfants. Aucun juteux scandale. Un anonymat somme toute assez classique chez les vraiment très puissants de ce monde. Aucune photo récente. D’ailleurs, elle n’en avait dégotté qu’une, datant de ses années de collège. Un blondinet à cheveux très frisés, portant des lunettes rondes, la mine timide. S’ajoutaient à cela les récentes et prudentes confidences de Devernois-Klyne lorsqu’il l’avait informée de son départ, l’air soulagé, avant d’avouer enfin le nom de son commanditaire. Rupert Teelaney, troisième du nom, était non buveur, non fumeur, écolo jusqu’à la moelle, végétarien et bouddhiste de surcroît.

Un petit véhicule électrique apparut bien vite. L’homme qui le conduisait sauta à terre et ouvrit la grille à l’aide d’une télécommande. Il s’avança vers elle, un sourire courtois aux lèvres, et annonça :

— Vous pouvez garer votre voiture juste là, indiqua-t-il en tendant le bras vers un parking ombragé de splendides bosquets de rhododendrons. M. Teelaney ne souhaite pas que des véhicules polluants sillonnent sa propriété.

Diane s’exécuta et le rejoignit en demandant avec grand sérieux :

— Je suppose que la cigarette est donc proscrite en sa présence ?

— Non. M. Teelaney est très tolérant vis-à-vis de ses visiteurs.

— Un homme selon mon cœur, ironisa Diane.

L’autre, qui avait dû épuiser ses réserves de conversation, ne répondit rien et la psychiatre s’absorba dans la contemplation du paysage. Une large allée boisée, qui semblait interminable, sinuait devant eux. Diane se fit la réflexion qu’ils traversaient une véritable forêt et tenta de reconnaître quelques-unes des essences, sans grand succès.

— C’est immense, non ?

— Pas loin de quatre cents hectares.

Une nature luxuriante que, pourtant, on sentait surveillée, entretenue. Des cris d’oiseaux fusaient de tous côtés. Sur la droite, Diane aperçut un couple de chevreuils qui les regarda passer sans manifester d’inquiétude.

— Assez enchanteur, quand on pense que Boston n’est qu’à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau.

Son chauffeur sembla apprécier le compliment et se fit plus loquace.

— C’est presque un paradis terrestre, en effet. M. Teelaney a tenu à reproduire un écosystème vivant. Nous avons un tas d’animaux, ici. Attention, pas des fauves capturés, arrachés à leur milieu naturel et exhibés comme des bêtes de foire ! Non, des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers, pas mal d’espèces d’oiseaux de proie.

— Ça manque de prédateurs. Il y a toujours des prédateurs pour réguler les écosystèmes.

— On a des renards.

— Pour les lapins ou les lièvres, je veux bien, mais je doute qu’ils s’attaquent à un cerf ou à un sanglier. Les cervidés doivent pulluler.

— Les gardes forestiers fournissent chaque année à l’automne la liste des animaux qu’ils ont repérés. M. Teelaney loue les services d’un chasseur professionnel. Lorsque c’est possible, les gars les capturent et vont les relâcher dans les forêts du Montana. Sans cela, ils abattent un nombre déterminé d’individus de chaque espèce. M. Teelaney ne chasse pas.

La nature revue et corrigée par l’Homme, songea Diane avant de compléter pour elle-même : ce qui vaut mieux que la nature exterminée par l’Homme.

Enfin, la maison apparut. Diane s’était attendue à tout autre chose, du moins avant sa conversation avec le chauffeur. Une gigantesque demeure ultramoderne d’un étage, toute de bois et de verre, se dressait devant eux. Elle repéra aussitôt les larges panneaux photovoltaïques intégrés au toit. En dépit de la tendresse qu’éprouvait la psychiatre pour les vieux bâtiments, elle devait admettre qu’il s’agissait d’une réussite architecturale. La maison lui évoquait une élégante nef spatiale.

Le chauffeur, flatté par l’intensité de son regard, expliqua :

— Nous sommes totalement autonomes en matière de production électrique. Énergies alternatives, uniquement, même si un petit générateur conventionnel est prévu en cas de problème. Nous n’en avons jamais eu besoin. Toute notre eau provient de la récupération des pluies. Et pourtant, ajouta-t-il en désignant la vaste forêt et le magnifique parc qui entouraient la demeure, il y a de quoi arroser pendant les grandes chaleurs ! Mais M. Teelaney a fait installer un système automatique d’arrosage goutte à goutte. Aucun gaspillage.

Elle perçut la sincère fierté de cet homme. Il avait l’impression de participer à une œuvre de sauvetage.

— On va manquer d’eau, vous savez ? Enfin, pas nous au nord, mais ceux du sud. Alors, ce serait scandaleux de continuer à faire n’importe quoi pendant que les autres crèvent de soif, pas vrai ?

Elle abonda dans son sens, par conviction, mais aussi parce qu’il lui en apprenait plus sur son patron que tout ce qu’elle avait pu glaner auparavant.

— Je suis d’accord avec vous. C’est bien, ce qu’il fait, ce M. Teelaney. On se dit que l’argent ne va pas toujours à des imbéciles qui le fichent par les fenêtres.

— Ça, c’est la vérité ! En plus, il traite bien ses employés, je peux vous le dire. Pourtant, on est un paquet ici, entre les permanents et les saisonniers ! C’est sûr qu’il est exigeant, mais ça fait plaisir de voir le résultat, parce que c’est jamais pour des conneries de gosse de riche. Là-bas, poursuivit-il en désignant un bosquet touffu, situé à une bonne centaine de mètres sur la gauche, il y a une piscine géniale. Une piscine naturelle. Trois bassins avec différentes couches de sable, de graviers et des plantes aquatiques qui recyclent l’eau en permanence. Pas besoin de coller des produits chimiques. La flotte est d’une pureté, je ne vous dis pas ! Si vous avez le temps et que M. Teelaney l’autorise, je vous la montrerai.

Le véhicule se gara devant l’entrée principale, une immense paroi de verre.

— Venez, je vais vous conduire.

Elle avait encore une multitude de questions à lui poser mais sentit que le moment était passé.

Elle allait rencontrer l’énigmatique Rupert Teelaney Jr., troisième du nom.

Au moment où le chauffeur poussait le lourd panneau de verre, il déboucha d’un couloir, vêtu d’une ample chemise et d’un pantalon, tous deux de lin blanc. Il avança vers elle, remercia son escorte d’un petit mouvement de tête et se fendit d’un large sourire dans lequel elle ne perçut nulle ironie, nul triomphe :

— Je suis honoré, docteur Silver. Je sais que vous êtes une femme d’une rare discrétion.

Elle le détailla. Il était grand, d’une belle minceur, et ressemblait toujours à son portrait d’école. Très frisé, le cheveu châtain plutôt clair, les yeux bleus, intenses et chaleureux derrière ses lunettes de vue.

— Pas du tout. Je suis une vieille sauvage, je n’ai aucun sens de la diplomatie, et encore moins de la politique. Comme vous avez pu en juger.

Teelaney éclata de rire :

— Nous faisons la paire, donc. Suivez-moi, je vous prie.

Elle lui emboîta le pas. Ils traversèrent un vestibule meublé de blanc. Une écrasante blancheur, partout. Un ameublement minimaliste. Aucun tableau accroché aux murs. Blancs. À nouveau, l’image d’une gigantesque nef spatiale s’imposa à l’esprit de Diane. Une nef ouverte de tous côtés sur la nature, sur le vert imposant de la vie.

 

Les endroits dans lesquels nous avons choisi de vivre nous ressemblent. Diane se souvint de l’un de ses profs, pour lequel elle avait aussitôt éprouvé une sorte d’antipathie instinctive, en dépit de ses manières paternelles et accueillantes. Le Dr Theodore Rankin s’était pourtant montré bon pédagogue et doté d’une capacité d’écoute pour ses étudiants que certains de ses confrères auraient pu lui envier. Cependant, quelque chose de très diffus gênait Diane, sans qu’elle parvienne à l’identifier. Rankin était un des rares professeurs de psychologie à n’avoir jamais exercé. Outre son excellente réputation professionnelle, il passait pour un être débonnaire, bien intentionné, et tous l’appréciaient. Sauf Diane. Elle avait commencé à s’en vouloir de ses réserves injustifiées. Il l’avait invitée un après-midi à venir boire le thé au prétexte que son épouse serait ravie de rencontrer une des étudiantes les plus brillantes de son mari. Lorsqu’elle était arrivée devant le portail de la villa moderne, elle avait aussitôt trouvé la justification à l’espèce de réticence qu’elle éprouvait vis-à-vis de cet homme. Un cube gris de deux étages, percé de rares et minuscules fenêtres protégées de barreaux, ce que ne justifiait certainement pas à l’époque le voisinage de cette banlieue résidentielle de New York. Le jardinet n’était qu’une étendue de gravier. Aucune plante, aucun arbre, pas le moindre carré de pelouse. Une sorte de malaise l’avait envahie lorsqu’elle avait été reçue avec effusion par Mme Rankin. Les lumières étaient allumées dans toutes les pièces en raison de la faible clarté diurne qui parvenait à s’infiltrer par les fenêtres, ou plutôt les meurtrières. L’ameublement du salon avait été un second sujet d’étonnement. Des meubles économes, d’une affligeante banalité. Pas la moindre « signature » des habitants. Ils paraissaient très heureux de la recevoir et elle s’était fait la réflexion qu’ils se ressemblaient comme frère et sœur. Le même sourire, les mêmes manières affables, la même voix douce. Elle savait par la rumeur qu’ils n’avaient jamais eu d’enfants, et s’était demandé s’il s’était agi d’un choix ou d’un infortuné hasard. Et puis soudain, alors qu’elle s’ennuyait depuis une bonne heure, attendant le moment décent pour prendre congé, la solution s’était imposée à elle. Les Rankin n’étaient pas bienveillants et chaleureux. Ils étaient indifférents à tout ce qui n’était pas eux, leur existence étriquée mais confortable, sans heurts, sans engagements, sans périls. Ils s’étaient enveloppés dans une carapace parfaitement lisse sur laquelle le reste du monde glissait, ce monde qu’ils tenaient à l’écart grâce à leurs meurtrières bardées de barreaux. Renfermés sur leur vie, dans leur tête, comme dans le bunker de leur maison.

 

 

Au contraire, tout ici respirait l’ouverture, l’invitation, l’absence de crainte. Avec, toutefois, une véhémence étrange. Et puis, l’ouverture sur quoi ? Sur un monde qui appartenait à Rupert Teelaney, dont il contrôlait le moindre aspect, dont il était le maître absolu derrière le haut mur, les barbelés et le système sophistiqué de sécurité ? Diane se morigéna. Elle était en train de construire un profil psychologique un peu prématurément.

Il la précéda dans une immense pièce, dont deux des murs n’étaient que verre.

Trois canapés en lin blanc à assise profonde entouraient une large table basse en béton brut qui soutenait un vase de lys. Rupert Teelaney l’invita à s’asseoir. De hautes bibliothèques en chêne lasuré de blanc couvraient un mur. Elle était trop loin pour déchiffrer les titres des ouvrages qui s’y massaient dans un ordre parfait. Aucun autre objet, si ce n’était un grand bronze déroutant, représentant une femme à genoux, nue, une main masquant ses yeux, l’autre protégeant son sexe. Son hôte suivit son regard et commenta :

 

— Le cadeau d’une… amie décédée. Elle avait servi de modèle au sculpteur. J’y tiens beaucoup. À l’accoutumée, je n’aime pas le mélange des genres… L’art reste avec l’art, les livres avec les livres, les fleurs avec les fleurs… ce salon est une tolérance personnelle, mon exception. J’y ai réuni la sculpture et les ouvrages qui me sont les plus chers. Le reste se trouve dans une bibliothèque et dans une salle où est exposée ma collection personnelle. Si cela vous intéressait, je pourrais vous présenter mes acquisitions.

— Volontiers. Quant au mélange des genres, nous avons donc deux points communs, plaisanta-t-elle.

— Pourquoi vous déplaît-il ? demanda-t-il en s’installant sur le canapé qui faisait face au sien.

— C’est sans doute une sorte de psychorigidité ou alors la sensation que l’ordre extérieur participe à l’ordre intérieur.

— Vous sentez-vous très ordonnée de l’intérieur ?

— Pas du tout. C’est même souvent le chaos. Peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai besoin d’ordre extérieur.

Il soupira, bouche entrouverte. Elle se fit la réflexion qu’elle ne l’aurait jamais jugé sensuel sans ce soupir.

Elle le fixait, attendant la suite. Il ne détourna pas le regard lorsqu’il murmura :

— Je tiens à ce que vous sachiez que je suis… au courant du… martyre de Leonor. Je préférais vous le révéler.

Pourquoi les larmes lui montaient-elles aux yeux face à cet étranger ? Pourquoi cette soudaine faiblesse face à cet homme dont elle ne connaissait presque rien et certainement pas les mobiles ? Elle s’en voulut, elle dont la cuirasse était si robuste.

— Je ne veux pas parler d’elle, poursuivit-il. Toutefois, je peux parler de vous. Il est clair que je suis incapable de ressentir ce que vous avez enduré. Cela étant, je sais. Je sais, intellectuellement, ce que fut son calvaire à elle, ce que vous avez subi, même si je suis incapable de l’imaginer avec… mes cellules.

Diane bagarra contre la crise de larmes, se détestant de cette réaction inattendue, incompréhensible. Hormis Yves Guéguen, qui lui avait préféré le silence, Teelaney était le premier à comprendre que l’extrême douleur se répand partout à la façon d’un fluide malfaisant. Elle inonde le cerveau, intoxique l’intelligence, envahit chaque rêve, chaque pensée. Elle martyrise chaque cellule d’un corps. On croirait une malédiction acharnée : lorsque chaque fibre pensante ou organique de votre être décide de vous crucifier.

Conscient de son émotion, du fait qu’elle la refusait en sa présence, il se leva et jeta, en se dirigeant vers le mur nu, blanc, qui faisait face à Diane :

— Pardonnez-moi.

Il appuya sur le bouton d’un interphone qu’elle n’avait pas remarqué et lança :

— José ? Le Dr Silver et moi-même souhaiterions boire un verre.

 

— Tout de suite, monsieur. Pour vous, comme d’habitude ?

— Oui.

— Et pour le docteur ?

Teelaney se tourna vers elle. Elle lui fut reconnaissante des quelques secondes qu’il lui avait offertes afin qu’elle se recompose.

— Un whisky, triple, sec.

— Vous avez entendu, José ?

— En effet, monsieur. Quel whisky ?

Suivit une liste. Diane s’accrocha à la marque qu’elle connaissait le mieux et trancha :

— Un Glenmorangie.

La voix agréable de José résonna dans la pièce :

— Des canapés, monsieur ?

— Parfait. À ma connaissance, le Dr Silver n’est pas végétarienne. Ah, s’il vous plaît, José, apportez un cendrier avec le plateau. Notre invitée fume.

Étrangement, alors qu’elle se foutait des opinions des autres à son sujet, elle lâcha, sans le vouloir :

— Il n’est que dix heures trente… C’est sans doute un peu tôt pour…

— Quelle importance ? l’interrompit-il en se réinstallant en face d’elle. Si autre chose ne vous tue pas avant, vos… mauvaises habitudes le feront et vous le savez. Vous l’avez accepté, peut-être même souhaité. Vous n’êtes pas du genre à geindre lorsque cela vous tombera dessus. Il s’agit donc d’un marché honorable. Vous accomplissez une tâche… une épreuve, plutôt, extraordinairement importante. S’il vous faut l’alcool, le tabac, les neuroleptiques pour y parvenir, pourquoi pas ? Vous pourriez vous taper une ligne de cocaïne devant moi que je n’y verrais rien à redire, parce que je sais par quoi vous acceptez de passer pour protéger de futures victimes inconnues. Vous y laisserez votre santé mentale, ce qu’il en reste, votre peau aussi. Il s’agit d’un choix que je trouve héroïque, dans une société qui ne sait plus épeler le mot. Quant à moi, l’ascèse me convient. J’y mets sans doute une certaine arrogance, je vous l’accorde. Dominer le corps et l’esprit. Il est vrai que je ne sens pas comme vous, même si je sais comme vous.

Elle le détailla quelques instants et posa la seule question qui lui importait :

— Où voulez-vous en venir au juste, monsieur Teelaney ?

— Rupert, je vous en prie.

— Je n’ai pas de goût pour la familiarité, sauf lorsqu’elle me sert, et vous n’avez pas répondu à ma question.

— Trop tôt, pouffa-t-il. Il est encore beaucoup trop tôt. Vous m’avez accordé votre journée. Entière. Enfin… vous y avez été contrainte et je vous en demande pardon… Cela étant, je n’avais plus d’autre option que la coercition pour vous rencontrer. J’en suis désolé, vraiment. Votre chambre est prête si vous acceptiez, pour ma plus grande satisfaction, de prolonger ce délai de grâce. Quoi qu’il en soit, vous ne me connaissez pas encore assez. Je vous permets de fouiller mon esprit pour savoir qui je suis.

— Pourquoi ?

— Parce que Devernois-Klyne a raté la mission que je lui avais confiée. Ce n’est pas sa faute. J’aurais dû m’en douter. J’aurais dû prévoir qu’il ne serait pas de taille. Avec beaucoup d’honnêteté, il a reconnu son échec. Quel imbécile j’ai fait. Comment ai-je pu penser une seconde que ce charmant bourgeois bostonien pouvait vous convaincre de collaborer !

— Il aurait d’abord fallu que je sache à quoi je devais collaborer.

— Quelque chose qui vous tient très à cœur et à moi aussi. Mais plus tard.

José entra, portant un lourd plateau chargé de verres, d’une assiette et d’un cendrier. Il n’avait pas oublié la bouteille de Glenmorangie au cas où Diane aurait envie de se resservir. Elle réprima un soupir en découvrant l’autre verre. Teelaney allait s’envoyer un jus de tomate.

— Merci, José.

Le jeune homme sortit sur un sourire.

Teelaney leva son verre et trinqua :

— À notre fructueuse journée, docteur Silver.

 

Diane n’avait pas vu passer l’heure qui s’était écoulée. Fidèle à sa promesse, Teelaney avait répondu à toutes ses questions. Il lui avait ouvert son esprit et elle était certaine qu’il ne lui avait menti à aucun moment. Elle avait appris pêle-mêle que sa mère, qu’il avait adorée, était morte noyée dans la piscine familiale, qu’il avait eu un fils d’une brève liaison, que l’enfant vivait avec sa mère, mais qu’il le voyait souvent. Il n’avait pas hésité à lui confier que ses relations avec son père avaient été difficiles, pour ne pas dire conflictuelles. Teelaney père était un despote ne tolérant aucune contradiction et le petit Rupert était avant tout à ses yeux le futur héritier d’un empire, pas un enfant. Il avait ensuite évoqué sa passion pour l’art japonais qu’il semblait connaître admirablement, de Hasegawa Tôhaku de l’époque Momoyama à Sakai Hoitsu de l’époque Edo, en passant par Sengai Gibon, dont les admirables stylisations en quelques traits rendaient la moindre grenouille d’une absolue perfection.

Après un long regard pour le bronze de femme, Diane s’enquit :

— Et cette amie décédée qui a servi de modèle ? Votre mère, peut-être ?

Il écarquilla les yeux de surprise.

— Je reste sans voix ! Comment…

— Je ne sais pas. Peut-être une capacité au mimétisme.

— Ou alors, une intuition ?

— L’intuition existe-t-elle ? Je me demande si ce n’est pas le terme choisi pour désigner un assemblage inconscient de données éparses. Le résultat s’impose brusquement. Comme on n’a pas perçu, suivi le raisonnement de façon consciente, on a le sentiment qu’il tombe du ciel. C’est elle qui a suggéré cette pose ?

— À genoux, une main sur les yeux, l’autre sur le sexe ? Oui.

Elle le considéra un instant en silence. Il ôta ses lunettes, son regard devenant aussitôt flou, un magnifique regard de myope. Le geste ne surprit pas Diane. Ne plus voir durant un instant. Une façon inconsciente de repousser les angles blessants. Elle se contenta d’un laconique :

— Évocateur.

Il affirma dans un sourire triste :

— En effet.

Il avait eu la compassion et l’élégance d’abandonner l’évocation de Leonor un peu plus tôt, aussi lui rendit-elle cette nécessaire courtoisie en changeant de sujet.

— Pourquoi ce… cet engagement en faveur de l’environnement ? demanda-t-elle en se servant un deuxième whisky. Vous croyez que l’on peut sauver la planète ?

— Pas vraiment. Il y a trop d’appétits d’argent, de confort, de pouvoir en jeu. Certains se demandent déjà comment ils vont pouvoir traire la vache à lait de l’écologie. Pour s’en mettre plein les poches. Peu de gens décideront de vivre moins facilement, moins aveuglément. Nous allons procéder ainsi que l’espèce humaine l’a toujours fait : fermer les yeux en attendant que la catastrophe nous tombe dessus. Surviendra une solution technologique – j’en doute – ou alors ce sera le chaos. Notre mince vernis de civilisation ne tiendra pas longtemps quand chacun cherchera à défendre sa peau.

— Une appétence pour les vains combats ?

— Non. Un certain goût pour le panache et puis, voyez-vous, je crois que la grande différence entre nous et l’animal, c’est notre capacité à l’espoir.

— Un leurre redoutable et un des pires poisons de l’esprit, contra Diane.

— Pas toujours. Toutefois, nous comprenons le plus souvent l’espoir de façon passive. Or l’espoir s’aide, se pousse.

— Je croyais que le bouddhisme ne pouvait se concevoir sans une suppression des désirs. L’espoir est aussi un désir.

— Qui vous dit que je désire ? Je ne désire pas, j’accomplis.

De tout autre, la phrase aurait été d’une rare prétention. De la part de Teelaney, elle ressemblait à un constat sans ostentation.

— Monsieur Teelaney, croyez bien que je trouve votre compagnie intéressante et que je n’oublie pas que je me suis engagée à passer la journée chez vous. Cela étant, si nous en venions au fait, à ce que vous attendez de moi ?

— Nous approchons. Le déjeuner sera servi dans une demi-heure. Mon cuisinier devrait vous surprendre. C’est un Français. Il a passé plusieurs années dans une lamaserie.

Elle songea avec regret qu’un T-bone saignant accompagné de frites dorées ne serait sans doute pas au menu.

 

Dans la tête,le venin
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